Guillaume Beaugé, nous sommes au bord du torrent, à cent mètres à peu près, au bas de votre maison...
Pourquoi êtes-vous là, à dessiner près de l'Auzène, rivière qui dans le département de l'Ardèche, rejoint l'Eyrieux, puis le Rhone ?
G.B : Je me le demande encore parfois, au bout de quarante ans, ...et ce n'est pas parce que ma maison est ici..! Je pourrais être aussi sur les cîmes…!
Un appel ?
G.B : Une envie qui ne se tarit pas, pour l'instant…mais cela peut s'arrêter ...
Lieu d'étude, ou lieu d'imprégnation ? ...
G B: Les deux probablement… J'aime travailler avec le torrent, car il déclenche en moi de l'admiration, et l'envie d'en extraire des aspects... Ses apparences, séduisantes, mais momentanées... me donnent envie de remplir des carnets, de faire, comme on dit, des études ...
Ces études sont des séances uniques ?
G.B: Oui, pour la plupart... Si je décide par envie, d'approfondir sur un format plus conséquent, on s'embarque généralement pour beaucoup de séances ...! C'est possible et je le fais parfois. Mais il faut un matériel plus lourd et plus conséquent ... Cette improvisation sur nature est gratifiante...
On est en face de l'élémentaire, de l'origine de la vie, et l'acquisition de mon métier me permet de ne pas trop en rater, même si cela peut quand même arriver ! … Une étude réussie fait plaisir sur le moment...
Peut-elle être à l'origine d'un tableau, à l'atelier ?
GB : Rarement… Même si elle peut servir de départ, elle est bien vite balayée par les courants .... En se recentrant sur sa propre structure, le tableau rejette à la fois l'image et l'espace traditionnel du réel... Les études respectaient plus ou moins la profondeur proposée sur le motif... Maintenant, ce n'est plus possible ...Le tableau à l'atelier se met à fonctionner selon ses lois propres, accords, espaces, structures... Je ne peux qu'assister à cette vaste déconfiture, par où il est évidemment nécessaire de passer ...!
Un travail autre que celui de l'atelier ...Mais la mémoire ...?
G B: Tout l'aspect est oublié, mais restent les sensations du torrent, ce choc presque métaphysique des éléments qui se heurtent et s'opposent, et qui créent à leur tour une sorte de magie ... réseaux d'air ,d'eau et de roches qui s'entrecroisent ... Symboles de vie ...
Il s'agirait d'une abstraction ?
G.B : Oui, au sens originel de 'tiré de "... La peinture pour exister doit abstraire... soit condenser l'aspect si elle décide de le garder ( les grands classiques )… soit extraire une quintessence qui peut représenter l'invisible, c'est-à-dire le senti intérieur des choses… (et non leur apparence...) L'air, la lumière, le bruit, l'éclat des couleurs, tout rayonne... L'eau dévale dans la chaleur de l'été... Les enfants, plus loin, jouent dans l'eau, jettent des cailloux sur les rochers... Le torrent bruisse de tout son être, et dégage une grande énergie et aussi, une grande musique... C'est sa magnificence qui m'attire ,et d'ailleurs, ce sentiment doit m'imprégner, sinon ;je ne peux rien commencer ....pas même la plus petite étude ...
Une émotion ?
G.B : Oui, quelque chose qui m'arrête, me cloue sur place et m'oblige quelque temps, à me mettre là, et pas ailleurs ...Cela ne dure que le temps du travail et peut se renouveler à quelques mètres ... L'été se termine par une moisson d'études... On a l'impression d'avoir engrangé pour l'hiver... Quelque chose qui nourrira le travail ...Mais aussi, l'impression d'inaccompli, qui reste à faire...que rien n'est vraiment dit ...finalement … !
D'aucuns se satisferaient du résultat pour l'exploitation d'une peinture figurative, non ?...
G.B : Oui, mais je ne peux accepter cette démarche, Je n'aurais pas l'impression que cela me représente vraiment ...le torrent peut-être, mais pas moi ...!
C'est donc bien le problème, les deux doivent y être ?
G.B: Les deux indissolublement réunis et si possible sous une forme convaincante, voire rutilante...un style, peut être ? ...
Se faire entendre, en tous cas ?
G.B: Oui, même si l'on sait que les écrans occupent largement le terrain visuel actuel et même si l'on sait aussi que le tableau dans sa fonction n'occupe pas le même terrain ...
Qu'est-ce-qui peut distinguer la peinture de toutes les autres images ?
G.B: L'arrêt du temps .... et la superposition de différents temps... Peut-être ne se rend pas -t-on vraiment compte de l'importance universelle de la peinture.... bien sûr très en vogue actuellement, mais finalement submergée par les images mobiles ... dispensatoires d'effets fictifs et rapides ... Quoi qu'on dise, la peinture reste un art relativement secret, voire élitiste, même si l'on a assisté, ces dernières années, à une popularisation effrénée, dans toutes les classes sociales y compris dites "supérieures " qui n'ont pas échappé au bling-bling de l'ignorance crasse !!!!....
Revenons, si vous le voulez, à notre histoire de torrent ...et des temps" 'superposés"... J'avoue ne pas très bien comprendre !
G.B : C'est toute la différence de nature entre "esquisse" et "tableau" Un tableau ne peut pas être confondu avec une esquisse, même brillante ... Il y a des Van Gogh, des Fragonard, des Picasso qui sont exécutés en 3 heures... Ils sont assez denses, assez intenses, dirons - nous, pour être de vrais tableaux et non des esquisses superficielles... Ils sont le fruit d'un travail très intense de préparation...ou d'un travail en "série" soutenu ...Tout cela pour dire que je distingue "étude" et "composition", travail rapide et travail issu d'une accumulation...
Mais n'y a -t-il pas risque de s'y perdre...dans cette accumulation ?
G.B: Oui, c'est l'enjeu... j'en suis bien conscient ...mais je désire une certaine densité de ton et de composition, qui doit, dans l'idéal, je vous l'accorde, ne pas perdre fraîcheur et spontanéité...C'est tout l'enjeu du travail d'atelier, qui est différent de celui d'ici-même...
J'ai bien compris... vos exigences ...mais pourquoi le torrent s'immisce-t-il dans le travail des toiles ?
G.B: A l'atelier, bien loin d'ici, à la mauvaise saison, le torrent n'est plus devant moi...et pourtant il reste encore comme sujet principal d'inspiration en tant qu'entrelacs de choses et d'espaces ...Il s'impose de lui-même car en ce moment aucun autre "sujet" ou thème ne me semble aussi complet, riche de possibilités, reliant en même temps autant de réalités contradictoires et essentielles ....comme bien sûr, les quatre éléments, terre, air eau , feu, mais aussi d' autres notons que je ne peux nommer: poids, légèreté, éclaboussements, sans oublier la possibilité qu'apparaissent dans ce milieu placentaire si riche et si vivant: un animal, une baigneuse… ou un dormeur...
En résumé, on en revient toujours au thème de la magnificence...Si je travaille au bord du torrent c'est que je suis frappé régulièrement par la magnificence de ses aspects changeants...S'il me hante encore l'hiver, c'est par cette magnificence qu'il détient et qui me pousse à un idéal de magnificence des toiles.
Guillaume Beaugé